LE POULPE : Du pain et des jeux ! Du pain et des jeux ! 

LE ROI : Du pain ? L’homme ne vit pas que de pain, nom de Dieu ! Lisez au moins les Evangiles !

LE POULPE : Non ! La religion est l’opium du poulpe ! Nous on veut du pain et des jeux ! Du pain et des jeux ! 

LE ROI : Hum, un poulpe intelligent ! Vous avez lu Marx ?

Le POULPE : Non, mais on en a entendu parler. On connaît quelques citations. Du pain et des jeux ! Du pain et des jeux !

LE ROI : Le contraire m’eût étonné. On ne peut pas lire Marx en gagnant son pain.

Le POULPE : De même qu’on ne peut gagner son pain en lisant Marx ! Du pain et des jeux !

LE ROI : Le poulpe ne manque pas d’esprit.

LE POULPE : Non, mais notre ventre manque de pain. Et de jeux !

LE ROI : En effet, vous manquez de JE. Et l’on ne peut faire un bon sujet sans avoir de JE, que dis-je, sans être un JE. Mais du JE à la pensée, il y a un fossé, un faux-pas, que vous feriez bien de ne pas franchir. Vous savez ce que vous voulez ? 

Le POULPE : Oui, du pain et des jeux. 

LE ROI : Mais gagnez-le vôtre pain, fabriquez-le, faites quelque chose ! Il n’y a pas que le pain dans la vie, il y a aussi les brioches.

Le POULPE : Du pain et des jeux ! Du pain et des jeux !

LE ROI : Je ne suis pas boulanger, je suis Roi. 

Le POULPE : Du pain et des jeux ! Du pain et des jeux !

LE ROI : Je prie les futurs épis et le soleil en personne de ne plus point me donner des assommeurs pareils. Une dernière fois je réponds pour dire que JE ne réponds plus de MOI.

LE POULPE : Répondez à qui vous voulez, nous on veut du pain.

LE ROI : Des pains vous allez en avoir ! Grand maître de l’artillerie, préparez canons à patates et mitrailleuses à gifles ! À ceux qui pensent avec leur ventre, je n’ai qu’une chose à dire : ENVOYEZ LA TROUPE !

Jetant son encre vers les cieux,
Suçant le sang de ce qu’il aime
Et le trouvant délicieux,
Ce monstre inhumain, c’est moi-même.

Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée, 1911